De passage à l’Arena Loire de Trélazé le vendredi 14 juin dernier dans le cadre de sa tournée, Patrick Bruel revient pour Angers.Villactu.fr sur sa carrière, son album et son rapport à la musique.
Comment expliquez-vous un tel succès après quarante ans de carrière ?
Patrick Bruel : « Ça ne s’explique pas, c’est irrationnel. S’il y a une explication, c’est que les gens ne sont jamais sortis d’une salle de concert en étant déçus. Ils ont été mes meilleurs ambassadeurs comme ils le sont encore aujourd’hui. Je pense qu’on est en train de faire notre meilleure tournée et notre meilleur spectacle. Tous les soirs, on voit des gens qui sont vraiment heureux et qui sont très fédérateurs. Il y a peut-être aussi une fidélité de part et d’autre et une cohérence surtout, de ne jamais avoir lâché la ligne. »
Avez-vous eu peur que votre public ne soit pas de retour pour la sortie de votre dernier album « Ce soir on sort…» ?
« On a toujours peur lorsqu’on fait quelque chose de nouveau. Que ça soit un film, un livre ou un disque. Tous les gens qui sont dans une forme de création sont forcément anxieux de présenter un nouveau travail. Si ce n’était pas le cas ça serait dramatique. Je ne m’attendais pas à un tel accueil, à ce que ça fédère autant, à un tel renouvellement générationnel qui a commencé avec l’album et qui continue avec les salles. Quand on voit dans les salles des gens de 15-30 ans, c’est très nouveau. »
Quel a été le message que vous vouliez faire passer dans ce nouvel album ?
« Je n’ai pas voulu faire passer un message. J’ai juste exprimé mes états d’âme, pour le meilleur et pour le pire. On ne peut pas sortir indemne des six ans qu’on vient de traverser. C’est un peu le reflet de ce spectacle. S’il y a un message, un mot, ça serait réconciliation. Je crois que c’est un mot qui est important aujourd’hui. Les gens ont besoin de se parler, de se rapprocher et s’écouter. Être un peu plus généreux les uns avec les autres. Quand les gens sortent des salles, j’ai l’impression que pendant un moment, ils vont garder cette envie de se parler un peu plus et d’être ensemble. C’est un peu le message que tous les artistes cherchent à faire passer. »
Dans ce nouvel opus, vous surprenez avec de nouvelles influences musicales un peu plus pop, plus actuelles. Comment vous définissez cet album ?
« Ça reste un album éclectique car c’est un peu ma marque de fabrique. Ce sont des sonorités de notre quotidien, celles que j’écoute et que j’ai toujours écouté. A part la pop électro qui a su me séduire car il y a vraiment quelque chose d’extraordinaire dans cette musique. Quelque chose d’extrêmement mécanique et froid et en même temps ça provoque une émotion. Ce contraste me touche beaucoup. Si vous allez dans certaines boîtes de nuit ou dans des raves party, c’est incroyable de voir le côté hypnotique de cette musique qui peut vous paraître comme un truc glacial qui d’un coup vous embarque. Le rap fait partie de ma vie depuis toujours. Je suis celui qui a produit le premier rap en français avec « Chacun fait (c’qui lui plaît) ». Le rap faisait partie de notre vie lorsqu’on habitait New-York dans les années 80. J’ai toujours été plus sensible au rap américain ou anglais. Le côté très pop-rock je l’ai toujours eu et je l’ai rajouté sur une ou deux chansons. »
Côté production, il y a très peu d’artifices avec une place importante à la guitare folk ou encore au piano…
« Il y a un contraste avec des choses surproduite comme sur le titre « Louise », mais quand je chante « J’ai croisé ton fils », il faut que ça soit du piano-voix, avec une intimité. Le silence qu’il y a dans la salle à ce moment-là, c’est édifiant. C’est un des moments que je préfère dans le show parce que ce silence dit beaucoup de choses. Il y a aussi des retrouvailles avec les fondamentaux. La chanson « Je te le dis quand même » piano-voix, ça fait des années que je ne l’ai pas fait. Sur la tournée précédente c’était très pop, celle d’avant c’était à la guitare. Il faut remonter très loin pour avoir le piano-voix, donc je le mets à l’honneur. « Qui a le droit » que les gens attendent toujours à la fin du spectacle, cette fois je le fais au début. Quand je fais allumer les lumières c’est tellement beau, surtout ce soir. C’est plus beau qu’ailleurs ici car vous avez des gens à gauche, à droite et en face qui peuvent se voir entre eux. En général, il n’y a que moi qui puisse le voir. »
Mickey 3d, Vianney, Pierre Lapointe, Skalpovich… Il y a eu beaucoup de collaborations pour cet album. Comment se sont-elles déroulées ?
« C’est Skalpovich qui change la couleur de cet album. Lorsque je suis allé le chercher, il m’a dit que ce n’était pas vraiment son univers. Je lui ait répondu que c’est ça qui était marrant, que c’était à moi d’aller dans son univers et non l’inverse. Il a fait un important travail avec le titre « Héros ». Au début il m’a dit « ce n’est pas moi ça ». Je lui ai répondu « imagine Kurt Weill qui aurait eu les moyens technologiques que tu as aujourd’hui il aurait fait quoi ? ». La chance, c’est qu’il connaissait Kurt Weill et trois heures plus tard j’ai eu son travail. C’est la plus belle collaboration que je pouvais espérer. »
Vous rendez un hommage aux héros du quotidien dans votre chanson « Héros ». Pourquoi avoir voulu rendre cet hommage aux personnes de l’ombre ?
« Parce que ce sont des gens qui me touchent, des gens de tous les jours. Lorsqu’on les croisent, on se dit que c’est incroyable ce qu’ils font, mais personne ne va le savoir et la personne va continuer. Les héros du quotidien il y en a tous les jours. Les infirmières que j’ai pu croiser dans ma vie, ça m’a toujours beaucoup impressionné. Les pompiers, les chercheurs, des gens qui vont aider les personnes âgées bénévolement et spontanément, un homme qui gravit un immeuble pour aller sauver un gosse… Ces événements se sont passés alors que la chanson était déjà écrite. A chaque fois, il y avait un événement qui venait corroborer, jusqu’au geste du colonelle Beltrame. Il symbolise les héros anonymes qui par la force des choses ne le sont plus. Je ne pensais pas que la chanson allait avoir une telle résonance. Ça veut dire que je suis vraiment en phase avec le public parce que c’est ma chanson préférée dans l’album, la plus importante pour moi. Le public peut applaudir pendant dix minutes après cette chanson. C’est tous les soirs pareil. Cette chanson il faut qu’elle ait un destin. Un moment donné on trouvera un moyen de la sortir, de lui donner un peu plus de lumière afin que justement, elle ne reste pas anonyme. »
Dans votre chanson « Louise » vous parlez de harcèlement. Pourquoi avoir voulu aborder ce sujet ?
« J’ai toujours été très touché par le problème du harcèlement. Il y a le fait d’avoir deux enfants qui ont aujourd’hui 13 et 15 ans même si n’ai pas attendu qu’ils aient cet âge pour écrire une chanson qui s’appelait « Maux d’enfants ». C’est un sujet qui me préoccupe. J’ai beaucoup travaillé avec des associations à ce sujet. J’avais envie d’aller un peu plus loin dans cette chanson car on n’est pas uniquement sur le harcèlement mais également l’enrôlement. C’est aussi une chanson que j’ai envie de mettre en lumière car elle s’adresse aux adultes et surtout aux adultes démissionnaires. On n’a pas le droit de démissionner devant internet. On n’a pas le droit car on a des enfants de 10, 13 ou 15 ans qui sont extrêmement habiles sur cet outil et ce n’est pas parce que ça ne fait pas partie d’une génération que les gens doivent dire « je n’y connais rien, c’est un truc de jeune ». Ce n’est pas un truc de jeune, c’est un élément fondamental de notre société et comme toute avancée technologie forte et rapide, il y a des effets pervers. Il faut les contrôler pour ne pas les subir. Il faut apprendre, savoir avec qui vos enfants parlent. Il n’est pas possible de laisser un enfant de 13 ans seul devant un écran sans savoir s’il connaît « les codes ». Ce n’est pas une question de faire de l’ingérence ou d’empêcher les jeunes de s’en servir, mais c’est un vrai sujet ou chacun doit être concerné. Un môme qui croit parler à une très jolie blonde de 14 ans ne sait pas que derrière c’est une personne de 40 ans qui est en train de l’embarquer. »
Ce nouvel album a été bien reçu par la critique. Comment vous analysez ça ?
« Je suis content que des gens saluent le travail que j’ai fait avec mes équipes. J’ai passé beaucoup de temps sur les textes. Pendant deux ans je n’ai fait qu’écrire. De nombreuses fois j’ai recommencé, réécrit des chansons comme « Louise ». C’est un accouchement. Mais tous les albums sont difficiles. Comme je dis à mes enfants : « quand tu rends ta copie, il faut que tu aies la sensation d’avoir fait de ton mieux ». »
C’est une forme de thérapie pour vous la musique, l’écriture des textes ?
« Forcément c’est très introspectif. Il y a obligatoirement un rapport psychanalytique par rapport à ce qu’on exprime. C’est une forme d’exutoire. »
Parmi tous vos champs d’actions, que ça soit le théâtre ou le cinéma, on peut dire que la musique c’est celui où vous êtes le plus connecté, le plus investi ?
« C’est celui où j’ai le plus de réponse immédiate. Le théâtre, on est devant les gens mais on ne s’adresse pas à eux. Le cinéma non plus. La chanson, on est face aux gens et on se livre complètement en recevant beaucoup d’émotions. C’est un échange très fort. »
En revenant quelques années en arrière, quel souvenir gardez-vous de la « Bruelmania » ?
« Lorsqu’on voit ce qui se passe ce soir, on se demande ce qui a changé. Finalement, c’est la même chose. C’est la manière dont les médias en parle qui a changé. A l’époque, on parlait de « public hystérique », aujourd’hui on parle un public de ferveur ou de folie. Peut-être que les observateurs accordent un peu plus de crédit à mon public qu’ils pouvaient le faire à l’époque. »
Vous continuez à aller à la rencontre de votre public qui vous suit depuis tant d’années. Les tournées c’est de l’ordre de la nécessité pour vous ?
« C’est d’abord du plaisir, c’est une drogue. Je suis un peu addict à la scène, aux concerts… Il y a des artistes qui aiment moins ça et qui me disent que j’ai de la chance d’aimer autant la scène. Des amis comme Florent Pagny ou même Jean-Jacques Goldman n’ont pas le même rapport à la scène. Moi je ne peux pas m’en passer. Si je ne chante pas sur scène ce soir, je vais chanter dans un bar ou avec des potes. »
Ce côté addict, est-ce une conséquence de la « Bruelmania » ?
« C’est plutôt le contraire avec mon enthousiasme et mon sens de la scène. Ils disent tous que je suis « une bête de scène ». Ça me fait plaisir mais je ne le suis pas devenu en 5 minutes, ça a toujours été là. J’ai commencé mes premiers spectacles en 6e avec le théâtre. J’ai fait mes premiers concerts à 15 ans avec un groupe au lycée. On a toujours été en représentation. J’ai été très récompensé par le public. Ils me disent merci à la fin mais moi aussi j’ai envie de leur dire merci. »
Vous êtes un adepte des grandes salles…
« J’adore les grandes salles, les grands espaces et même les plus petits. Si on a pas de concert le lendemain, on va dans un bar et on chante. A Dijon, on a passé la nuit à chanter jusqu’à 5 heures du matin dans une boîte de nuit où les gens ne nous attendaient pas, c’était génial. »
Vous touchez un large public. Comment expliquez-vous que vos chansons parlent aussi à la nouvelle génération ? C’est une volonté d’être toujours actuel, de conserver un lien avec le réel ?
« C’est ma vie. J’ai toujours été un témoin de mon temps. Quand j’étais au lycée, j’étais le premier dans les AG. J’étais à Henri-IV qui est un lycée très politisé. J’ai une famille qui a toujours été en politique. J’ai eu comme meilleur ami le plus grand prof de droit constitutionnel qui soit, Guy Carcassonne. Mais je ne cherche pas à aller chercher une catégorie de gens. Je fais ce qu’il me plaît. »
Quels sont les concerts qui vous inspirent ?
« Je crois bien que j’ai vu tout le monde sur scène cette année. Lorsque je vais au concert d’Orelsan je kiffe ! C’est le concert que j’ai le plus kiffé cette année. Quand je vois Orelsan, je suis à fond. Il synthétise ce que j’aime. Ce qu’il raconte, le rythme, les sons, les audaces et son rapport au public. Tout comme Indochine qui a une relation impressionnante avec son public. J’ai vu Bigflo et Oli où je me suis beaucoup amusé. J’étais au concert de Mylène Farmer il y a quelques jours… Je vais toujours à un concert pour y trouver quelque chose et parfois on y trouve un plaisir de fou ! Quand je suis allé au concert de Jay Z, je n’ai pas vu le temps passer en étant debout. Je me suis rendu compte à presque trois heures de concert que je sautais en l’air, je me suis dit « wahou », ça a été un choc, une claque… »
Par Emmanuel M. et Delphine L.